Vingt minutes avant le départ de mon car. Le maire d’Agrabuey doit me conduire à la ville. Juste revenue d’un chantier, il mange. Penché sur le canal qui jouxte sa maison de pierres, je me figure le trajet: le car, la nuit d’hôtel en gare de Saragosse, le train rapide pour Barcelone, l’avion pour Kiev. “C’est la voiture de mon frère, me dit le maire. Voyons, comment la conduit-on?” Pour lui faire entendre que je suis pressé, je lui raconte la mésaventure d’il y deux semaines: l’oubli de la date du voyage. Il démarre enfin, monte sur la montagne, salue les voisins, un paysan, des ouvriers, une famille. Pour me rassurer, je pense: il a rendez-vous chez le dentiste. Et en effet, il me dépose à temps. Installé dans la car, capuche relevée, écharpe autour du cou et sur le nez pour me protéger de l’air conditionné, j’ouvre mon ordinateur. Je comptais corriger TM que l’éditeur veut envoyer à l’imprimerie. Mauvaise manipulation des fichiers, je n’ai pas le texte. A l’hôtel, on me donne une suite. Soixante-sept mètres, les baies vitrées donnent sur la grande entrée des AVE, au loin se détachent les vestiges de l’exposition universelle, ponts futuristes, arches, buildings. La gare actuelle de Saragosse, Les Délices, est l’un des bâtiments d’Europe les plus vastes et lourds que je connaisse. La façade du parallélépipède approche le kilomètre. En briques rouges, repeinte et murée, la gare des années 1950, maintenue pour mémoire, semble en comparaison un jouet qu’un enfant bâtisseur aurait posé là du bout des doigts. Dans les étages, ma chambre, belle suite avec salon et bureau. Je n’en profite pas, il faut corriger. Dans le lobby, parmi les Chinois (que font-ils là, seraient-ce des Chrétiens, viennent-ils révérer la Vierge del Pilar?). Long travail concentré dont je sors à la nuit les yeux rouges. Après les Divagations heureuses des premiers livres (il y a vingt ans tout de même), la vie matérielle, assortie d’un constat effrayé. Tel est ce récit: plein d’inquiétude et de noirceur. Se relire n’est d’ailleurs pas un exercice facile quand on puise ses idées dans l’expérience, la vie défile. Retour dans la suite où je pense trouver le sommeil. En vain. Il faut dire, la veille, j’ai dormi douze heures. Le matin, il pleut sur Saragosse. Au buffet du petit-déjeuner, les Chinois. Et une seule machine à café. L’une des touristes du voyage organisé poursuit la cuisinière un thermos à la main. Elle veut de l’eau, mais distingue entre l’eau froide (cold water), l’eau glacée (ice water), l’eau chaude (hot water) et l’eau chambrée, qu’elle appelle simplement “water” et pour laquelle les Espagnols ont un mot spécifique, “al tiempo”. Plus bas, beaucoup plus bas, les quais de la gare sous un plafond de trente mètres. Le ventre du bâtiment résonne de la pluie qui crépite sur les verrières. Pour rejoindre le contrôle des bagages à l’accès aux trains depuis la suite, le kilomètre à parcourir. Moins d’une heure et demi plus tard, je suis à Barcelone
T.O.
Bien des gens ne travaillent pas. Comme on dit, “ils n’ont pas de travail.” On oublie que si la formule vaut c’est que nous vivons le temps du travail obligatoire. Chacun est tenu de se hisser au niveau du salaire moyen; de ce fait, chacun soumet son corps et son esprit à la mécanique extérieure de l’économie. Dans ces conditions, écrire est un luxe. Refuser d’écrire ce que le commerce réclame, c’est-à-dire persévérer dans son identité, un autre luxe.
Bichos
Produits en main, je frotte et récure la maison. Je l’aspire, l’ordonne, la redresse. A la fin, trois heures d’un gros travail, je contemple et respire. Vais au jardin. M’assois. Profite du ciel. Ne voilà-t-il pas que de retour dans le couloir qui mène aux chambres pullulent sous mes pieds des colonnes de bestioles à pattes, certaines ailées, inondant à bonne vitesse, avec une maîtrise angoissante de l’espace, la chambre d’Aplo, celle de Luv, la mienne. Mille, deux mille spécimens. Je saute sur le pulvérisateur de chlore, ouvre le local technique: il est envahi. Or, je viens de le laver. Sol, parois, plafonds, chaudière, outils, le tout pris d’assaut. Je gicle, et je piétine, et je broie. Puis me contorsionne pour accéder la paroi de pierres, trouver le nid, éradiquer cette vermine. Le soir, la situation en main, je raconte par téléphone à Gala — elle est sur la route de Catane.
“Moi qui ne fait jamais de cauchemar, me dit-elle, j’ai rêvé cette nuit d’une invasion d’insectes. Même chose lors du massacre du Bataclan. Tu te souviens? Je t’ai raconté. Levée la nuit, j’erre dans l’appartement, incommode, ne sachant ce que je cherche, ayant vu en rêve des gens pris au piège d’une impasse et que l’on mitraille, trouve la radio que j’allume et apprend la nouvelle: l’impasse, les morts, l’assassinat par balles”.