An 2 — (XVII)

Films, pub­lic­ités, presse, doc­u­men­taires, réseaux, les images de ce que nous sommes sont des images de ce que nous pour­rions devenir. Elles nous invi­tent à nous con­former à un avenir qui n’est pas naturelle­ment la suite de la vie telle que nous la vivons. 

Achat — vélo

Devant les obsta­cles tech­niques au voy­age, je prévois depuis des mois de repar­tir à vélo. Je pen­sais à l’est, (républiques baltes, Russie, Ukraine), mais un juge espag­nol me cite à com­para­ître fin sep­tem­bre, il fera alors trop froid pour dormir dehors. Désor­mais, j’é­tudie des cartes de l’Amérique du Sud ain­si qu’un nou­veau vélo poly­va­lent : trente-deux kilos sur le vieux Vil­liger mod­èle armée suisse comme l’au­tomne dernier, c’est exces­sif. Pre­mière phase vers Noël: dis­cus­sion avec un ami afi­ciona­do; ensuite, recherch­es des mar­ques; puis des sys­tèmes de portage; enfin, choix du groupe de trans­mis­sion (per­for­mants ils sont de plus en plus dif­fi­ciles à répar­er), du matéri­au du cadre (je mise sur l’aci­er, la mode est au car­bone), du freinage (presque impos­si­ble de sor­tir du frein à dis­ques hydraulique sur un mod­èle de série).  En fin de course, je retiens cinq mod­èles. Tous en rup­ture de stock. J’ap­pelle en France, en Suisse, aux Etats-Unis: la pénurie est mon­di­ale. Le proces­sus est à recom­mencer — je recom­mence, cherche en fonc­tion de la disponi­bil­ité (cer­taines mar­ques ne livrent qu’à six mois) et de la dis­tri­b­u­tion (ray­on de 100 kilo­mètres). La semaine dernière, je me rends dans une bou­tique et fière­ment je déploie le dessin for­mat A2 du mon­tage souhaité. Réponse du vendeur après un hausse­ment d’é­paules: “je ne sais pas si je saurai… Oui, peut-être. Et ça, qu’est-ce que c’est?”. Il ajoute: “de toute manière, je ne peux rien com­man­der avant octo­bre, et encore!” Là-dessus, il désigne un mod­èle: “voilà, il me reste celui-là.” De ce mag­a­sin — le plus con­nu de la ville — je ressors dégoûté. Reprends mes recherch­es sur inter­net. M’in­scris auprès des sys­tèmes d’alerte de Felt, Orbea, Rose et Canyon. Le temps passe, je retourne en ville, dis­cute avec un autre con­ces­sion­naire. Con­stat: il n’a aucun vélo neuf. “Même répar­er je ne peux pas, me dit-il, on ne m’en­voie plus les pièces.” Quoi? Com­ment? Je ne com­prends pas. Qui a intérêt à détru­ire ain­si des réseaux de pro­duc­tion-dis­tri­b­u­tion huilés comme de bonnes mécaniques? A détrôn­er de mod­estes indépen­dants? Car on pour­rait, en extrap­olant dans les lim­ites de la rai­son, dire la même chose de la nour­ri­t­ure (restau­rants famil­i­aux, locaux, ouvri­ers, étoilés), des ciné­mas et des clubs, des bou­tiques d’habits, des con­ces­sion­naires auto­mo­biles… Est-ce que toutes ces posi­tions com­mer­ciales sont mis­es volon­taire­ment à l’ar­rêt avant que d’être liq­uidées puis cap­tées par les nou­veaux cir­cuits des monopoles dig­i­tal­isés? De fait, pour revenir à mon pro­jet d’achat (il faut que je roule le vélo au moins 500 kilo­mètres avant de pren­dre la route en Amérique), j’ai aban­don­né tout idée de démarche locale et j’ai placé des com­man­des en ligne — désar­mant un peu plus ces vendeurs qui haussent les épaules lorsque vous annon­cez un pro­jet d’achat à plusieurs mil­liers de francs. 

Maison (2)

Con­crète­ment, bal­ancer l’herbe et les cen­dres dans la riv­ière, acheter des légumes et des “salmon­etes” chez l’épici­er Oskar (une heure sur le banc com­mu­nal — je passe après la doyenne et les paysannes), négoci­er une planche de 7 kilos dont je ferai le revête­ment de ma cible pour le lancer de haches, allumer le feu, débâch­er le VTT rap­porté de Mala­ga il y a trois ans, le dégraiss­er, ten­dre les câbles, l’a­juster,  moudre des carottes et un radis noir pour un jus, répar­er un moulin à café du XIXème, voir les dernières paru­tions de la col­lec­tion Bouquins-clas­siques, enquêter sur les moyeux-dynamos pour vélos Gran­Fon­do, enfin, avant de cuisin­er un filet mignon aux cèpes, accom­pa­g­n­er l’employé de l’Arag­o­naise des eaux qui arpente la rue du Quarti­er des champs avec un détecteur pour savoir d’où provient la fuite qui inonde ma chauf­ferie (il ne trou­ve pas).

Maison

 Comme dis­ent les vieux: “Oh! Je bricole…”.

Nocturnes

Des écol­iers mon­tent dans le train. Celui qui m’ap­proche par­le ain­si : “Vous avez une demi-heure, nous serons tous là”. Il me tend un livre écrit dans une langue incon­nue, me fait com­pren­dre que j’au­rai à par­ler des Tarahu­maras. Dans une demi-heure? “Oui, répond l’é­col­i­er, les bus qui con­duisent nos cama­rades sont en route”. Que sais-je de ces Indi­ens? Je m’ef­force de réca­pit­uler mes con­nais­sances (survi­en­nent dans le rêve les noms de Car­los Cas­tane­da et Antonin Artaud, mais aus­si celui de mon ami Tol­do de Mex­i­co D.F.). J’imag­ine un dis­cours général sur les eth­nies pré-colom­bi­ennes, me remé­more les arti­cles sur­réal­istes pub­liés dans l’Ex­cel­sior, la cor­re­spon­dance de William Bur­roughs… Puis je bute sur un obsta­cle : le livre que m’a remis l’é­col­i­er est écrit en Tarahu­mara. — C’est du cyrillique, s’écrie l’un des écol­iers. — Idiot, le reprend son cama­rade, c’est du latin ! Me tour­nant vers eux, je tranche: “c’est de l’idéo­gram­ma­tique!”. Et dis­ant cela, je vois que je vais, en dépit des obsta­cles, tenir une con­férence sur les Tarahu­maras, qu’il suf­fi­ra d’at­tein­dre la classe avant les écol­iers et de pré­par­er mon dis­cours. Or, au même moment, je con­state que le train s’est arrêté en gare de Lau­sanne, que les portes sont ouvertes et que je ne sors pas- “Il faut sor­tir et rejoin­dre l’é­cole!”, me dis-je. Mais je ne sors pas. Ce rêve, je le fais autour de six heures le matin. Les trois heures suiv­antes  (je me lève à 9h30) sont passées dans le demi-som­meil à pré­par­er ce que je vais dire des Tarahu­maras dont en réal­ité je ne sais rien. 

Monpère

Me dis­ait: “Ceci n’est pas cher, il faut l’a­cheter. Achète-le!” Blou­son, meu­ble, cahi­er, marteau dont je n’avais aucun besoin.

Fatigue

Fatigué. Excès de sport (vélo, Krav Maga)? De bois­son (Skol et vin)? De soli­tude (face aux écrans, aux livres) ? D’écri­t­ure (cor­rec­tions de Sosiété)? De cir­cu­lar­ité (faire et refaire ce que je fais pour le per­fec­tion­ner)? D’oc­cu­pa­tions (liste trop longue)? Encore que la fatigue ne demande pas de raison.

Chose

Nom­mer “chose” une chose est large­ment au-dessus des capac­ités de l’homme moyen. Cela sig­ni­fierait qu’il n’est que ce qu’il est. 

Issue

D’is­sue, il n’y en a pas. Il n’y a que des idées bien faites qui font douter un temps sur la nature de l’issue.

Sur la construction

Dans ses pages de jour­nal des années 1960, Julien Green note: “Quand l’homme essaie de se faire un par­adis, c’est en général pitoy­able. Il réus­sit beau­coup mieux dès qu’il s’ag­it de fab­ri­quer un enfer à l’usage du prochain.” Volon­taire­ment, je sors ces quelques mots de leur contexte.