Lac 5

Au parc de Mont­benon, sous le Palais de jus­tice, sur un banc longiligne, et j’é­tais encore au col­lège, je mon­trai un jour à Patri­cia mon texte Scène avec objets, pages imag­inées et écrites sur le banc longiligne, en par­tie haute de ce lieu d’ar­chi­tecte d’où le badaud prend vue sur le Léman. Le thème de ce texte sem­blait évi­dent : lorsque l’on observe dans un état d’im­mo­bil­ité les gens faire société on ne com­prend ni ce qu’ils font ni à quoi cela rime. Me revient aujour­d’hui la réponse de la cama­rade : “je ne com­prends pas de quoi tu par­les”. D’une posi­tion d’écri­t­ure qui n’est pas la con­tem­pla­tion de retrait ni l’ac­tion néces­saire pour faire société. Un état pas­sif qui con­jugue regard, réflex­ion, désen­gage­ment. Y être sans en être. Con­di­tion de l’ap­pari­tion de la société comme spec­ta­cle. Et pour revenir à l’é­trangeté de la Suisse (et de toute événe­ment d’une mul­ti­tude organ­isée dont on ignore la rou­tine), si la vision que j’en ai après ces jours passé en basse-ville de Fri­bourg est aus­si désolée c’est que je m’é­tais don­né pour tâche de faire société alors que je voy­ais à mesure que les règles pour ce faire me man­quaient). A l’op­posé, le récent voy­age au Mex­ique, en soli­taire, offrait une expéri­ence bien­heureuse du genre Scène et objets: assis, debout, courant, con­ver­sant, même me liant d’ami­tié, j’agis­sais sans con­séquences, hors toute morale, aucune action n’é­tant suff­isante pour m’im­mis­cer dans une société qui n’é­tait pas et ne deviendrait pas la mienne. Cet équili­bre entre con­tem­pla­tion et par­tic­i­pa­tion est à la fois une expéri­ence de soli­tude et une fusion par l’art, ce que décrit non sans la déjuger Anaïs Nin dans son Jour­nal de Paris lorsqu’elle souligne le manque cri­ant d’empathie d’Hen­ry Miller pour qui toute ren­con­tre, toute rela­tion, toute per­son­ne, n’est jamais plus qu’un événe­ment dont il s’ag­it de tir­er un prof­it littéraire.

Sarine 7

Pau­vre de toute ce que l’on possède.

Sarine 6

Mon­té en ville-haute par les escaliers du funic­u­laire. Acheté avec les autres Suiss­es dans la galerie d’art con­tem­po­rain Migros un pain, deux viennes, un Gruyère. Rincé par l’a­verse sur la descente. Les pié­tons blancs de la Sarine dis­ent “bon­jour”, agréable cou­tume des temps anciens. 

Sarine 5

Pas un “oui”. Des appels pénibles à pass­er, des répons­es pénibles à encaiss­er. L’un des inter­locu­teurs: “qu’en­ten­dez-vous par auto-défense?”. Dehors, autour de la Mot­ta, le tra­vail con­tin­ue: les fonc­tion­naires net­toient et net­toient. Cela me rap­pelle Wal­len­stadt dans les années 1990, seul et unique cours de répéti­tion mil­i­taire, là aus­si je comp­tais les heures et je me répé­tais: “cela existe-t-il? cela est-il possible?”

Rétrocausalité

Cher­chons quelle est l’in­flu­ence du futur sur le présent. Com­ment, je l’ig­nore: les sci­en­tifiques voient cela avec les sci­en­tifiques, mais à titre expéri­men­tal (mes vies noc­turnes, mes déjà-vus, mes intu­itions du devenir), je ne doute pas de la réal­ité de la “rétro­causal­ité”.

Sarine 4

Soirée avec Mon­a­mi Chez Brigitte. Bière belge, épaisse, goû­teuse, soûlante. La fille de Brigitte fait ses devoirs sur le comp­toir. Envie de par­ler de Descartes, de Shake­speare, puisqu’elle révise de la philoso­phie, de l’anglais. Plus grande notre envie de spéculer que son envie d’ap­pren­dre. Anec­dotes sur les exa­m­ens de licence passés il y a quar­ante ans avec Mon­a­mi, à Genève. Mémoires d’outre-tombe. 

Sarine 3

Exer­ci­ces de mus­cu­la­tion sur le ter­rain de foot­ball de Grandes-Rames. Les ménagères appor­tent leur déchets triés, les comptent, les répar­tis­sent, les ménagères con­tribuent au futur. Dan une petite étagère entée sur un muret, des arti­cles de jeux. Un famille ukraini­enne vient jouer au bal­lon. Quand elle finit, elle range le bal­lon dans l’é­tagère munic­i­pale. Prochains appels télé­phoniques à 13h30, ni ttop tôt ni trop tard, fin de la pause sand­wich plus une demi-heure, le respect de l’ho­raire. Cet après-midi, au tour du can­ton de Neuchâ­tel: Fit-joy, Super-fit, Gym­nase 2000. “Bon­jour (Madame ou Mon­sieur, selon l’i­den­ti­fi­ca­tion de la voix qui répond), je vous appelle de la part de la société fri­bour­geoise…”. A quelle heure peut-on com­mencer à boire, boire pour se saouler, pour faire dis­paraître la pluie?

Sarine 2

Tenu six jours sans acheter un franc de nour­ri­t­ure. L’ar­gent passe dans les chopes de bière. La pluie ne cesse pas. La cham­bre est sous les toits. Je me redresse dans le lit, je vois la Route-Neuve. J’ai soix­ante télé­phones à pass­er. Des incon­nus qui gèrent des salles de fit­ness. Des incon­nus à qui il faut ven­dre notre pro­duit. Après deux ans à fab­ri­quer le Train­ing Cube, inven­ter sa méth­ode, sim­pli­fi­er l’en­seigne­ment de la défense per­son­nelle, il s’ag­it de se rem­bours­er et de faire for­tune. Par­ler au télé­phone lorsque l’on est dans la posi­tion du deman­deur est dif­fi­cile, ingrat, frus­trant. Après chaque appel, je reprends mon souf­fle. Les appelés sont inscrits dans mon tableau : homme/femme, intéressé/pas intéressé, rappeler/ne pas rap­pel­er. Toutes les demi-heures, je sors marcher. Basse-ville piran­del­li­enne. Fonc­tion­naires au tra­vail. Grand bruit. Le bruit des out­ils démon­tre l’im­por­tance du tra­vail en cours. Son util­ité. Repein­dre une bar­rière (au pis­to­let), ton­dre l’herbe ( au débrous­sailleur), bal­ay­er la pluie (à la brosse rota­tive). Et les cloches son­nent à Saint-Nico­las, et le brouil­lard, le froid, la pluie.

Sarine

Instal­lé en basse-ville de Fri­bourg, au-dessus de la Mot­ta. Vies minus­cules occupées à polir, à par­faire. Ambiance de musée mil­i­taire. Il pleut.

Lac 4

Dans la douche, j’ai des fla­cons de savon. Pour que le liq­uide s’é­coule sans atten­dre, je les dis­pose sur le bou­chon. Hier je m’a­mu­sais à déchiffr­er l’é­ti­quette de l’un de ces fla­cons retournés. Lire un mot à l’en­vers souligne le rôle de la pro­jec­tion dans l’acte de lec­ture. Il con­siste dans un va-et-vient entre l’hy­pothèse et la suite des let­tres suiv­ie d’au­tant de cor­rec­tions que néces­saire. Rien de bien savant quand il s’ag­it de l’é­ti­quette d’un fla­con de savon liq­uide. Pour­tant au bout de trois essais je n’avais pas trou­vé. Pour cause, j’achète ces pro­duits lorsque j’en ai le besoin et sou­vent je suis à l’é­tranger. Ici, je fai­sais une hypothèse en espag­nol quand l’é­ti­quette était libel­lée en alle­mand. En espag­nol “NEUE” (à l’en­vers) ne favorise pas l’in­tu­ition. N’en va-t-il pas de même pour les paysages dans lesquels s’in­scrivent les corps? L’habi­tude de pro­duire son exis­tence en rela­tion avec une nature, ses qual­ités et rythmes pro­pres, la société qui la civilise, les car­ac­tères qui s’y ren­con­trent, ajuste par hypothèse les attentes. A l’é­tranger, notre expec­ta­tive est fausse dans toute la péri­ode qui précède l’a­juste­ment. Et cette péri­ode plus ou moins longue (selon le degré d’é­trangeté de l’ob­jet) est néces­saire. Ce que Suisse désor­mais étranger à la Suisse j’e­spère trou­ver dans ce paysage de lacs tracé au cordeau, verni et bien réglé, ne s’y trou­ve pas. L’en­vi­ron­nement ici ne par­le pas ma langue. Muet, clos, il me ren­voie à mon hypothèse dont je vois qu’elle est inutile pour déchiffr­er — sauf à faciliter la cri­tique par dif­férence avec l’at­tente ou à con­damn­er à une con­tem­pla­tion du type “das ist” (et nous voici revenus à la “carte postale).