Kilomètre 1200

L’en­nui de cette autoroute qui relie Toulouse à Pau. L’au­to­mo­biliste livre bataille le long du Rhône. Quand il com­mence à longer les Pyrénées, il se croit ren­du. Or, val­lées et collines se suc­cè­dent. Et encore et encore. C’est là que je coupe la musique et allume la radio. Emis­sion sur la réécri­t­ure de la Con­sti­tu­tion tunisi­enne, expo­si­tion Gau­di, front du Don­bass. Deux heures plus tard, j’at­teins Oloron-Sainte-Marie, ville étran­glée par ses gira­toires. Au qua­torz­ième gira­toire, le super­marché où je fais le plein de pro­duits avant le pas­sage de la fron­tière espag­nole. Dans la liste stan­dard, une côte de bœuf de 800 grammes. Aujour­d’hui, pas l’en­vie. Avec les prob­lèmes que causent les col­lègues, la tête est lourde, l’estom­ac en retrait. Le cabas à moitié-vide, je vais pour pay­er. Cinquante mètres de caiss­es, une seule employée. Que j’in­ter­pelle. Elle n’y peut rien. Si elle appelait des ren­forts? Elle ne peut pas. Soit. Je prends la file. Cal­cule les quan­tités rangées dans les cad­dies des femmes qui me précè­dent. Une alerte atom­ique serait-elle en cours? Pourquoi ces ménagères achè­tent-elles de quoi nour­rir un zoo? Je leur souris. Encore. Je force. Mon masque est inquié­tant (aigles albanais sur fond rouge). Puis je viens de réclamer des ren­forts. Désireux de ras­sur­er com­plète­ment (mul­ti­pli­ca­tion des fous en France), j’en­gage une con­ver­sa­tion avec ma voi­sine. Bonne idée car l’at­tente va être longue. Lorsque c’est enfin mon tour, survient une petite vielle: “vous per­me­t­tez?”. Je l’en prie. Elle pose son sac à terre, se baisse pour saisir des paque­ts de sucettes glacées. Je veux l’aider. Elle ne veut pas. J’in­siste. Elle veut bien. Alors, elle dit : “vous savez, j’ai 98 ans”. J’ad­mire. Elle répète: “98 ans”. Elle demande : “com­ment en arrive-t-on a avoir 98 ans?”. Une fois les glaces sur le tapis roulant de la caisse, elle m’ex­plique. Tout le monde écoute. “Le secret, dit la petite vielle, vient d’Es­pagne. Voyez-vous, les Français ne con­nais­sant rien à la médecine chi­noise”. Je suis pressé, j’ai chaud, je sue — j’é­coute. Dire le secret ne suf­fit pas. La petite vieille me fait join­dre les pieds, reculer con­tre une paroi imag­i­naire et lever les bras. Les clientes aux cad­dies nucléaires regar­dent. “Alors voilà, fait la petite vieille, cela tous les matins, dans cette posi­tion, vous comptez jusqu’à douze”. Je dis : “je vais essay­er, je vous racon­terai la prochaine fois que nous nous crois­erons”. Elle pré­cise: “je vous ai appris ce secret pour vous remerci­er de m’avoir laiss­er pass­er avec mes glaces, je voulais vous don­ner quelque chose”. Et à nou­veau: “vous savez, j’ai 98 ans”. Une ménagère sort de la file. Elle lance: “vous ne seriez pas Madame Chenau, la dame des chaus­sures?”. La vieille: “c’est moi, mais le mag­a­sin de chaus­sures c’é­tait mon père et les glaces, là, ce sont pour mes petits-fils, enfin je dis petits, mais ils sont à la retraite main­tenant !”. Sur ces entre­faites, je remonte en voiture, roule dans les gira­toires, quitte le plateau d’Oloron pour la route du col, m’aligne der­rière trois poids-lourds.