Etrange atmosphère, ville en bleu-gris. Taches d’eau sur les sols, façades blêmes, voix étouffées. Quelques passants. Qui semblent perdus. Marchent et marchent… à reculons. La balayeur du quartier, un noir à tignasse jamaïquaine, hésite: “faut-il continuer de balayer?” Propreté démesurée. Pour passer le temps, il bavarde avec les voisins tombés des immeubles. Ces voisins racontent ce qu’ils vont faire: descendre au parc de Milan, ausculter un chien asthmatique, vernir des ongles de vert (pourquoi de vert, je n’en sais rien, c’est ce que dit la petite vielle à chignon). Plus tard je m’extrais de la boutique d’antiquités (elle mériterait d’être rebaptisée : “Winston and Julia”), cherche à emprunter le passage sous-gare: il est condamné par un emballage savant de tentures publicitaires qui montrent les phases d’exploits par lesquelles transiteront les maîtres architectes-rénovateurs qui préparent “pour vous” la gare vaudoise de l’an 2030 (plutôt que les esclaves économiques français dont sait ce qu’ils font, piocher et peller). Lorsque j’émerge côté Petit-Chêne, même désolation, des humains sans trajectoire ni destin qui filent les yeux baissés. Au change pour touristes “best rate in town”, le Maghrébin me fait comprendre qu’au point où nous en sommes il prendra tous mes billets, quelle que soit leur forme, leur couleur, leur taille et leur ancienneté. Fin d’après-midi, je me promène sur les berges du lac Léman avec Mamère, promenade ralentie non pas le rythme de notre pas mais par une ambiance toute “intérieure” — on se croirait dans un film muet. Pour l’occasion Mamère me présente les autres promenant, tous connus, des réguliers me dit-elle, au demeurant sympathiques et loquaces. Il n’empêche: y a‑t-il une issue, je veux dire pour sortir du décor? De retour vers le centre névralgique du quartier d’Ouchy, là où commence et finit le métro qui relie haut et bas du Grand Lausanne, des gens sont assis sur des terrasses. Les parias qui ont interdiction d’entrer dans la salle à boire reçoivent leur commande des mains d’une fille masquée et la sirote l’écharpe remontée sur le menton, par trois degrés, le cul sur une chaise de plomb.