La route est contenue entre deux murets de mauvais mortier. Ma belle-mère hongroise commente: “seul accès à l’aéroport. Suffit d’un accident et tout est bloqué. Trente ans que le gouvernement s’engage à l’élargir!”. L’obstacle surmonté, elle gare la Volvo devant le terminal. Halle éclairée dans une nuit sale, marbres silencieux, trafic pauvre. Impression corrigée dès le passage du contrôle des personnes: les voyageurs font la queue au tax-free, jouent une Porsche à la tombola, mangent des hamburgers — il est sept heures le matin. Je profite du temps qu’il me reste pour acheter en ligne un chronomètre de course. L’opération tire en longueur, je suis le dernier à atteindre la porte d’embarquement. A l’entrée du carré des passagers, cinq jeunes. Le premier vise mes documents de voyage. “Et le code?”. ‑Vous l’avez en main! “Pas le test, l’autre code, celui qui vous autorise à entrer en Espagne”. De quoi parle-t-il? Le jeune affiche sur son portable un site internet, fait défiler une série de fenêtres — celles que j’aurais dû remplir. Sur un haussement s’épaules, je reprends mes documents et vais m’asseoir. Affolement des jeunes qui se précipitent, m’entourent, me menacent: si je ne quitte pas immédiatement le parterre des élus, ils appelleront la police. Je les nargue. Le ton monte. Trois cent passagers assistent au spectacle. “Quoi, dis-je, ces gens-là ont donc tous leur code ?”. Les jeunes sont affirmatifs: je suis le seul à ne pas être porteur du Sésame. Problème, l’avion est prêt à l’embarquement. Ce n’est pas mentir: à peine ont-ils dit que les passagers se lèvent et marchent en direction de l’appareil. Donc, je n’ai pas le choix. Je sors mon ordinateur, le pose sur un siège. Le jeune s’emporte : “vous n’avez pas le droit de toucher à ce siège, il appartient à la salle d’attente!”. ‑Enculé va! Il a compris. Donc il appelle la police. Voilà, je vais rater l’avion. Or, ma voiture est garée à Alicante, j’ai 600 km à rouler et une réservation pour une semaine dans un hôtel de Rincón. Je bats en retraite, pose l’ordinateur sur le sol (dans les parties communes, pas de mobilier). Les jeunes font cercle. Six paires de fausses Nike sous mon nez. “Et maintenant, dis-je en me tordant le cou, je fais quoi, je n’y comprend rien à votre truc!” Celui qui aime la police fait : “nous ne sommes pas là pour résoudre les problèmes des passagers. Et mettez votre masque!”. Il s’en va. Ses collègues approuvent. Et suivent. Je ne mets pas le masque. Reste un jeune. Le cinquième. Moins hargneux. Je lui tends l’ordinateur. Il s’en saisit, me dit ce qu’il va faire. D’abord, trouver un réseau. Ensuite, trouver le site du gouvernement espagnol…géré par Google. Le jeune me guide alors comme on fait d’un gosse — je laisse faire. “Là où il est écrit “nom”, vous écrivez nom, me dit-il. Ici, vous mettez l’adresse… celle où vous étiez, en Hongrie… Là, celle où vous vous rendez… En bas, vous écrivez votre domicile… Le code de votre test maintenant…” Au bout de dix minutes, nous y sommes. “Tous les champs sont renseignés” comme on dit dans le jargon techno-punitif. Cependant, les derniers passagers montent dans l’avion. “Et maintenant?”, je demande. Le jeune: “vous devez avoir reçu un code sur votre adresse de messagerie.” Sauf que je n’ai pas donné mon adresse personnelle aux Américains, mais celle du bureau de Fribourg et n’ai pas les codes pour y accéder. Résultat, la vérification est impossible. Le grand projet de renseignement s’effondre. Il faut tout recommencer. A nouveau dix minutes. “Le pilote n’attendra pas plus longtemps”, avertit le jeune qui aime appeler la police . Je tends l’ordinateur. L’autre jeune pianote. Il remplit les cases. Le code arrive par mail. “Maintenant, dit le jeune maître, vous ouvrez le lien qui se trouve dans le mail et vous répondez aux questions qui vous sont posées”. Quoi? “Oui… il faut remplir un second document”. Via l’écran du téléphone, en pressant de l’index des touches de la taille de confetti avec un masque sur la bouche, le nez, les yeux. Enfin j’entre dans l’avion, l’hôtesse verrouille la porte, les passagers me dévisagent. Deux heures cinquante cinq plus tard, même barrage de jeunes à l’aéroport d’Alicante, en fausses baskets, en véritable uniforme, prêts à sauver le monde. Au moyen de pistolets ils scannent le front des voyageurs, au moyen de détecteurs ils flashent les codes-papier. Nous ne sommes pas malades ni sur le point de mourir, nous pouvons entrer en Espagne.