Quitté à quinze heures la montagne. Ambiance morose, inchangée, peut-être typique du lieu. Il y a deux mois, au lendemain de l’installation, il neigeait. L’été est venu sans modifier le silence architectural et humain. Je charge la voiture de nos habits, des livres (Habermas, apporté et remporté, sans l’avoir lu) et des armes, ainsi que des dernières palettes de bière acquises sous actions, trente-six litres. A Lausanne, je reprends possession de l’arrière-boutique. Le temps va, je déteste toujours plus cette ville. Quelle ville d’ailleurs? Conglomérat avec totem, communauté imaginaire et coloriée, aimant l’argent plus que la vie. N’ai qu’une impatience, me trisser. Comme je ne peux pas, je me calfeutre. Mon projet et de m’enfermer entre les murs, de ne ressortir que pour démarrer la voiture, passer les frontières, rejoindre ma maison en Espagne — ce qui est prévu pour jeudi. Or, voilà Monpère. Nous dînons dans une pizzeria. Alerte, content, sa femme hongroise en Hongrie, il met la mesure aux étranges phénomènes vécus ces dernières semaines, d’avis comme je le suis que le court-circuit est d’abord orchestré et politique. Il m’apprend aussi que son ami d’enfance B. est mort. Quel âge? “Septante huit et demi”, me dit Monpère. L’ an-demi établissant que B. était son aîné de six mois. J’ai vu B. une seule fois, en 1980, avec mon amie du jour, une camarade de classe du collège du Belvédère autrement dégourdie que je ne l’étais. L’homme étant mécano, il nous avait emmenés au motocross de Payerne. A ma question, Monpère répond: “Mort de quoi? De sa vie, B. n’est jamais allé chez un médecin ou chez un dentiste. De tout!”. Le soir, après une sieste comateuse, longue conversation avec Evola sur les voyages sous LSD, dans son cas plus de cinquante. Le matin, au milieu du chant des oiseaux de Grancy, tous utilitaires éteints, heureux de n’exister pour personne, de n’être pas, je dors et somnole dans la pièce-refuge entre les vases, les toiles, les peaux de chèvres jusque passé midi tandis que H. prépare pour la benne-poubelle sept à huit mille affiches non-collées qui représentent un partie de ce manque à gagner qui, depuis le 18 mars (jour de l’interdiction des manifestations) progresse vertigineusement, atteignant aujourd’hui un équivalent sonnant et trébuchant de quelque deux-cent mille francs.