Mois : décembre 2019

Gala

Vit sur l’il­lu­sion, en par­tie fondée, que je ne vis que pour elle.

Epicerie

Le mer­cre­di vient au vil­lage le pois­son­nier Oskar. Il dételle deux remorques sur la place, ouvre ses éven­taires de fruits, légumes et util­i­taires (de la farine au savon), et se juche au-dessus des poulpes et des crabes, des morues et des coques. Dans un frig­ori­fique, empilées, les sauciss­es et les vian­des. Pour annon­cer sa venue, il klax­onne. C’est inutile. Les voisines savent.   Sa ronde des Val­lées occi­den­tales est bien maîtrisée. Il est ponctuel. Au sig­nal du Klax­on, je ne bouge pas. Car il y a un ordre de préséance. La doyenne du lieu passe la pre­mière, elle a 94 ans. Suiv­ent la ten­an­cière de notre bar, le “Lierde”, puis la paysanne et la femme du guide. Si je m’a­vance avec une demi-heure de retard, il n’est pas rare que j’at­tende encore, car ces dames dis­cu­tent recettes et marée, neige et tem­péra­ture, et surtout san­té. Aujour­d’hui, j’ai rem­pli mon cabas avec générosité afin de n’avoir pas à quit­ter Agrabuey avant le départ pour la Suisse dans huit jours. Trois gouss­es d’ail, un oignon géant, six tomates cœur-de-bœuf, deux cent grammes d’hari­cots, 12 œufs, un chou frac­tal, une laitue, dix patates, un con­com­bre, un saucis­son sec et des carottes on coûté 18 Euros.

Marxisme

Dans L’An­ti-Dühring, Engels défend et jus­ti­fie l’esclavage, con­di­tion néces­saire (chez les post-hégéliens, tout est néces­saire) de l’in­dus­tri­al­i­sa­tion de l’Eu­rope. Ces deux bour­geois fâchés, Engels et Marx, feraient d’ex­cel­lents pro­pa­gan­distes de l’im­por­ta­tion des immi­grés dans nos nations-usines post-libérales.

Feu

Le tracteur rouge s’en­fonça dans les eaux. Aucun des voisins groupé sur la berge ne por­ta sec­ours à Jean. Irène appor­ta une cou­ver­ture. A la nuit, comme prévu, le noyé fit sur­face. On l’en­velop­pa, on le pous­sa con­tre le feu. Il dit seule­ment:
-C’é­tait bien.

Recul

Tout de même, c’est dif­fi­cile. Je ne saurais dire ce qui est dif­fi­cile, mais ça l’est — dif­fi­cile. Sou­vent, je me ques­tionne: est-ce en rai­son de l’idéal­isme que j’ai pro­fessé à part moi dès l’en­trée dans l’arène? D’ailleurs le terme est anachronique: jamais je ne pen­sais “arène”. Sim­ple­ment, je ne pen­sais pas à “ce qu’il y avait là”. Ayant été éduqué ailleurs, tout ce que la nature avait pro­duit, hommes, choses, sys­tèmes, villes, émo­tion, cli­mat, his­toire, esthé­tique, me sem­blait mod­i­fi­able à l’in­fi­ni, dans le sens de l’e­sprit et du bon­heur. Je suis tombé de haut, dit l’ex­pres­sion. Suis-je déçu? Plutôt, je suis incré­d­ule. Si j’avais à plac­er un mot, je dirais en écar­quil­lant les yeux (je les ai gros): “ce n’est donc que cela?”. 

Truc

Les gens qui cou­vent un sen­ti­ment d’in­féri­or­ité se per­suadent volon­tiers qu’ils vivent dans le meilleur des mon­des car, sur le point de réfléchir, ils sont pris de honte à l’idée de se tromper et choi­sis­sent donc se tromper au moyen des solu­tions faciles que leur four­nissent les puissants.

Terres

Le prob­lème du ter­ri­toire. De la terre. Je ne dis pas fer­tile ou sim­ple­ment arable, mais désur­ban­isée et déré­gle­men­tée, libre de principes, lesquels devront être revis­ités à la mesure de l’homme afin que la des­ti­na­tion nou­velle, non aliénée de la terre, advi­enne. Qui peut encore pré­ten­dre à cela? Et donc, quel statut a aujour­d’hui l’homme? Nulle idéolo­gie dans ce pro­pos, rien que du bon sens: certes, dans la grande dis­jonc­tion numérique toute idéolo­gie est tolérée, le dire a libre voie comme com­posant du “bruit”, du moins aus­si longtemps qu’il ne fait pas réclame d’un pro­jet de mod­i­fi­ca­tion du régime d’oc­cu­pa­tion de la terre, pour sim­pli­fi­er: du temps et de l’e­space — et ce, même locale­ment, par dépasse­ment par exem­ple d’une clô­ture cadas­trée ou d’une place de sta­tion­nement lignée. Néo-bour­geois que je suis (comme tant d’autres, et dans ma société gavée, mieux veut dire “tous”), je défends comme je défendais dans les années 1990 la libre recon­ver­sion de la por­tion de ter­ri­toire que cha­cun est capa­ble d’oc­cu­per à la force de son génie civ­il et sym­bol­ique. Mais ce que l’on voit aujour­d’hui dans l’Eu­rope débile fait pitié: des actes d’oc­cu­pa­tion pro­vi­soires de ruines urbaines ou de frich­es indus­trielles ou de forêts glauques dont cha­cun sait qu’elles sont lais­sées aux occu­pants le temps que le pou­voir en fasse, par des dis­cours cal­i­brés pour la masse, des délin­quants. Or, ce ne sont pas eux les enne­mis, mais bien les for­tunes qui acca­parent et fis­calisent, donc volent. Mais surtout, façon­nent les com­porte­ments en ver­tu de l’ac­ca­pare­ment. Aus­si: “haro sur les enne­mis véri­ta­bles de la pro­priété!” Où il faut enten­dre (je suis anti-com­mu­niste): “haro sur les pro­prié­taires qui font usure de la terre de l’hu­man­ité générale!”. Nous sommes aux pris­es avec un ter­ri­toire que s’est arrogé une minorité vio­lente qui admin­istre, dit-elle, la démoc­ra­tie. Sa bêtise, exprimée dans un matéri­al­isme mani­aque, nous con­di­tionne con­tre l’in­téri­or­ité, con­tre l’imag­i­na­tion, con­tre le plaisir, con­tre nous-mêmes.

Stage 3

La Adra­da — éclairée par une ampoule nue, la bou­tique du Chi­nois. Un bon­net sur la tête, la nez dans son portable, il encaisse 0,60 cen­times pour un car­net jaune aux pages blanches.

Stage 2

Vil­lages sec­ondaires et plats, jus­ti­fiés par la route, bâtis aux lim­ites de la com­mu­nauté de Madrid. A la fois sta­tions de demi-mon­tagne pour bour­geois et pièges à demeurés. Privés du soleil qui éclaire et embel­lit la Castille, ils sem­blent coupés du monde. Comme au Nord, les salles de cafés ser­vent de refuge par mau­vais temps. La porte poussée, les familles vous considèrent.

Intérêt

Une per­son­ne de pou­voir com­mencera tou­jours par pou­voir ce qu’elle veut pour soi avant de voir ce qu’elle peut pour autrui.