“Dans ce Carmel qu’entourait une muraille terrible, je ne vis jamais qu’une Carmélite, toujours la même, qui préparait l’autel, quêtait pendant la messe, balayait et lavait à grande eau le dallage de la cour, devant la chapelle. Elle avait une figure exsangue, juste la peau sur les os, et on devinait un corps sans poids sous cette bure. Je ne croisai jamais son regard, et jamais n’entendis sa voix. Elle s’agenouillait au fond de la chapelle, et à la fin de la messe, montait les marches qui conduisaient au chœur, portant avec indifférence cette bourse d’étoffe, pleine de sous, que tous les peintres de la Cène ont mise dans la main de Judas. Comprends-tu? Cette petite sœur si pâle et maigre est morte évidemment aujourd’hui, et elle a pu mourir pensant qu’elle n’avait rien fait. Grâce à elle, que je revois, si pauvre, portant cette bourse que serrait un cordonnet doré, rien ne m’aura jamais détourné, ni l’Inquisition, ni l’Eglise triomphante de Rome, ni les papes chefs de guerre, ni les évêques bénissant les canons. J’ai su que l’Eglise existait quelque part toujours, et qu’elle n’est pas à la merci du scandale des hommes.” José Cabanis, Les Jardins de la nuit.