Fou allemand

Chaque matin, je vais sur la plaza may­or, m’assieds sur le banc de pierre, ouvre mon ordi­na­teur. Et je me réjouis. Cela m’évite d’a­cheter au café La Fontana une Estrel­la Gali­cia mal tirée ou une Sol mex­i­caine trop chère, que nul ne boit, qui vient d’un stock dou­teux. Le réseau est de bonne portée ce qui per­met de tourn­er le dos au café. Non que je red­oute le patron. Lorsqu’il paraît, nous échangeons une sourire com­plice, mais je n’aime pas l’idée du prof­it mesquin. Aujour­d’hui, le rideau de fer est bais­sé, les chais­es en piles. Sur la ter­rasse en ser­vice, les maman bavar­dent en agi­tant du bout des doigts leurs pous­settes, les jar­diniers net­toient le plan d’eau. Dès que j’ai l’écran en face des yeux, la scène dis­paraît, le cerveau est req­uis. Or, ce matin quelque chose per­turbe le champ sonore. Lut­tant pour ne pas inter­rompre ma com­mu­ni­ca­tion, je trie les bruits con­nus, l’eau, le traf­ic de l’av­enue, les per­ro­quets, le babil des mères, les chais­es traînées sur les dalles. Un match de foot, son commentaire?Il est bien tôt. Las, je relève la tête, je cherche. C’est une voix aigue et pro­fonde qui déclame comme un ani­ma­teur de télévi­sion. Précip­itée aus­si. Je retourne à mon écran, à ma com­mu­ni­ca­tion. Ou le tente. Et j’é­choue. A l’év­i­dence, il se passe quelque chose d’anor­mal (soit dit en pas­sant, j’aimerais beau­coup savoir com­ment le corps s’y prend pour ranger tel événe­ment dans la caté­gorie de l’anor­mal). Il faut véri­fi­er. Je laisse sur le banc ordi­na­teur, télé­phone et porte­feuille (on me con­naît) et fait le tour de la place. Dans l’escalier d’ac­cès, sur la deux­ième volée de march­es, un type sans cheveux. Pan­talons et mail­lots som­bres ou sales. Bras bleus. Mai­gre. En mus­cles. Pas de cheveux car je ne saurais dire s’il est rasé ou chauve. C’est lui qui cause. Pour toute la place. Le men­ton ren­tré ou la tête lev­ée, qu’il lève par moments jusqu’au ciel, puis replie. D’un seul coup il se détend, se dresse, lève les bras, prend à témoin, hausse le ton. Il par­le en Alle­mand. Se ras­soit. Une pause. Et recom­mence. Mais cette fois le dis­cours prend des pro­por­tions effrayantes. Il ne crie pas, il vocif­ère. Il harangue. Qui? Des gens passent. Il ne les voit pas. J’e renonce à mes com­mu­ni­ca­tions, rem­balle le matériel, remonte à l’ap­parte­ment. Du salon, toutes fenêtre fer­mées, et nous sommes sous les toits et il y a dou­ble-vit­rage, j’en­tends le fou. Du bal­con qui donne sur l’av­enue et la plaza may­or, je l’aperçois à tra­vers le grand palmi­er. Tou­jours assis sur les march­es de l’escalier, il aligne des phras­es. Soudain il se met en mou­ve­ment, sur dix mètres hurle en crescen­do puis s’ar­rête, fait le geste d’ou­vrir une porte, de regarder à l’in­térieur, referme et revient à ses marches.