Cruz, disais-je, assise avec Gala dans notre salon, explique que nous serons ses hôtes à minuit afin de gober les douze grains de raisin. Flatté, je remercie et aussitôt — je me répète — j’annonce que je viendrai si mon état le permet. Sur quoi Cruz annonce que le bar ouvrira, qu’il y aura de la danse. Mon inquiétude augmente. Cette nuit consiste pour moi à manger, faire l’idiot et l’amour, cela entre quatre yeux. Cruz partie, je m’en ouvre à Gala .
-Mais enfin! S’écrie-t-elle.
Une fois l’heure consultée, 18h30, je confirme: “j’irai peut-être”. Deux heures que je bois de la bière et pas dans un dé à coudre. Puis fréquenter les villageois, ce n’est pas les connaître. Ils ne me connaissent pas, j’aimerais éviter qu’ils concluent trop vite. Mais voilà, nous mangeons des huîtres de Galice arrosées de champagne, du foie gras avec un Rioja, puis une côte de bœuf et il est minuit. Mocassins de peau (nouvellement acquis), pantalon de flanelle, veste, chemise plissée, je garde ce que je porte, car nous avons l’habitude de nous habiller en famille, que ce soit aux anniversaires, à Noël ou le 31. Et Gala, qui possède une élégante garde-robe, sait être superbe. Sauf qu’il fait froid dans notre baraque primitive (dit-elle) et qu’elle a revêtu un pantalon de pyjama façon crème fouettée promettant d’en changer pour sortir quand les premiers coups du passage de l’année carillonnent et nous allons ainsi, dans la rue, pour remonter dix mètres plus loin chez Juan et Cruz, les paysans, nos voisins, grignoter les raisins, boire du champagne, du cidre et parler — pour moi, dans la limite de mes moyens. Les enfants du couple sont là, lui vétérinaire, elle dans la banque. Cruz attrape une veste, les embarque en voiture, les descend à la ville pour une nuit en discothèque. Juan passe les bouteilles. Je parle. J’essaie. Nous sommes dans le feu — ce n’est pas une expression, mais le modèle de foyer typique du XVIIème avec bancs de bois latéraux et four à pain. Une heure plus tard, Cruz est de retour. Elle prend un verre, annonce: “Le bar va bientôt ouvrir”. Pour rappel, nous sommes dans un village où vivent en temps normal (je compte ceux que je croisent) une quinzaine de personnes. Donc, il est temps. J’aimerais rentrer, je suis. En haut de l’escalier, longue descente de bois aux marches rustiques, inégales, vernies, je songe: “il faut que j’avertisse Gala, elle porte des talons (avec le pyjama).” Je dévale. Sur le dos, tout l’escalier, la nuque rebondissant sur chaque marche. Me reçois de même, avec les jambes en l’air et de côté. Du Buster Keaton. Relevé, je me tâte. Deuxième série d’escaliers, tout va bien: à condition de marcher comme dans le ballet classique. Car j’oubliais, moi qui ne chausse que des godasses de quatre kilos depuis l’adolescence: je porte des mocassins de peau grand truc et machin, semelles fines et je ne sais quoi, bref, un truc qui peut tout faire sauf vous faire marcher. D’ailleurs, quand je montre à Juan, pour le rassurer, mes semelles (superbes) je vois qu’il y a encore le prix — j’arrache. Et nous entrons dans la bar. Embrassades, félicitations, tout le monde est là, heureux, buvant, entre soi. Dont Jago. A qui j’ai eu le malheur de demander la veille de me conseiller sur l’achat d’un vélo endurance grand fondo monocoque carbone dérailleur électronique. Et qui me renseigne volontiers, dans le détail, avec moults finesses et des phrases du genre: “pour les pignons si tu optes pour un semi-aéro, je miserai plutôt sur un rapport 15–32”. Que les cycliste me pardonnent si je dis n’importe quoi, c’est que je suis ignorant. Et comme il faut bien tâcher de comprendre et de se souvenir, je commande une vodka, une deuxième vodka et une troisième que m’offre aimablement Jago, qui s’avère être un Gin, avant de rassembler mes esprits pour comprendre, en espagnol, la suite de l’explication.