Treize à table dans l’ancienne école. Toutes les demi-heures, la cloche sonne. Un bruit de casserole se répercute dans le village. Mon voisin est avocat. Son fils est avocat. Le petit-fils parle anglais, il a son jumeau. Les enfants sortent, c’est l’heure de pavaner la rue principale, la fête d’Agrabuey commence demain, à midi, par une messe dans l’église du Saint-Graal.
-Nous sommes treize, remarque mon voisin.
-Ça ira!
Viennent les crevettes, puis les palourdes, les cigales, les langoustines et la tête de truite, et le vin, blanc, rouge, du Somontano. Paco que je croyais historien, qui est écrivain, qui était avocat, me parle anglais et français. De la Chine, il dit “j’y suis allé 62 fois” et raconte comment il a bu ce vin extraordinaire avec des Serbes de Bosnie, à Mostar (je lui racontais mon projet de livre sur l’est), une bouteille du Monténégro, avant que ses hôtes ne concluent “l’important dans la vie, c’est de boire, de manger et de baiser! Paco ajoute: ils aiment surtout la guerre. Cependant, à l’autre bout de la table, où se tient le couple de peintres, une guitare est apparue. La moitié de la table se met à chanter en latin. Plus près de moi, commence une discussion politique : la Catalogne. Aussitôt, nous sommes en pleine guerre civile (il faut dire que les commensaux ont l’âge de qui a vécu les événements, ou presque) au milieu des troupes étrangères, avec Franco, devant Tolède pendant le siège, suivent les rois d’Aragon, toute la généalogie et les commentaires sur le drapeau de la Sardaigne, avec son maure aux yeux bandés, le même qui figure sur l’écusson royal d’Aragon mais ici, me fait observer Juan, les yeux débandés. Sur la situation en Catalogne, on demande mon avis. Le mieux est de ne pas le donner. Aux Espagnols les affaires de l’Espagne. Tout juste fais-je remarquer que ces indépendantistes ont la vue si courte qu’ils défendent la mondialisation et Bruxelles contre Madrid, c’est à dire, stupidement, leur future digestion dans le brouet universaliste. Enfin, je m’excuse pour nos imbéciles de Genève qui ont convié le clown Puigdemont à venir pleurnicher en ville. Mais voilà les moules. Et d’autres bouteilles de blanc. Là-bas, de nouveaux chants s’élèvent. A trois voix cette fois, avec pour Baryton José, que je croyais cuisinier, qui est peintre, qui était avocat. Quant à Paco, ce voisin qui m’a pris sous sa protection, entre écrivains, comme il dit, l’an dernier, en juillet, il m’a offert un livre épais. Rempli d’admiration, l’un de ses petits-fils jumeaux m’a soufflé à l’oreille, “c’est le livre de grand-papa qui s’est le mieux vendu…”: une Histoire des bordels royaux — précisons, illustrée. Dans l’immédiat, il travaille sur (je traduis sa formule, “trabajo sobre..”) un incendie qui a eut lieu à Saragosse deux ans après la mort de Franco. 72 cadets de l’armée, logés dans le même hôtel, la veille de leur réception, ont péri dans un incendie.
-Ainsi que la veuve du dictateur. La presse a aussitôt démenti: ce n’était pas un attentat. Mais j’ai retrouvé les parents des victimes, tous ont été dédommagés au titre de victimes du terrorisme…
Et maintenant, nous sortons devant le bar, réunissons des chaises, nous ne sommes plus treize, mais quinze et dix-sept entre l’ancienne école, la piste de fronton et une maison en ruine, à boire du whisky, du rhum et de la bière. Un adolescent passe, on l’appelle, il prend la guitare et chante. Les deux peintres partent préparer leurs valises (ils ont “des papiers à faire remplir demain à Saragosse) et reviennent; plus tard, dans la nuit — voilà onze heures que nous buvons — la dame qui chantait, la dame qui est à l’initiative de ce repas de crustacés, qui a lu easyJet hier et à qui je viens de remettre ma biographie de Susan Boyle, joviale, cultivée, mais que je connais à peine, me dit: j’ai reçu un message de Gala.
-Ah, et que disait-elle?
Elle hausse les épaules.
-Je ne sais pas. J’imagine qu’elle voulait que je te le dise.