Ce n’est pas d’un pas qu’il faut reculer ni même de dix. Tant que la société est en vue, on aura aucune chance de se sauver et donc, le moment venu, de participer à réorientation humaine. Le recul doit se compter en centaines de kilomètres. Les zones intérieures déshéritées ou, pour les pays-mouchoir tel que la Suisse, les zones hautes sont les seuls refuges sains pour qui veut soustraire son habitus au schéma d’organisation délétère qui a transformé à dessein nos démocraties en zoos. Il y deux ans que je m’occupe de prendre ce recul et je constate: jamais je n’aurais pu, baigné comme je l’étais dans le groupe, et cela en dépit de mon obsession critique, distinguer la façon dont le partage des gestes et des opinions dans les villes, particulièrement chez les gens aisés, réalise naïvement un ensemble fonctionnel décidé sur scénario. Non pas qu’il y manque de la spontanéité ni qu’une mainmise omnipotente ne formate les destins individuels, mais bien parce que le monde compris comme horizon humain de la personne auquel cette spontanéité et ce destin sont articulés répond à des impératifs (je suis de ceux qui usent du mot “peuple” dans le sens positif que donnaient les Grecs à la communauté des citoyens) antipopulaires et bientôt, si le programme continue, antihumains. Le recul effectif, le rapport quotidien à l’eau, au sable, à la forêt, au vide et au silence, bref, à tout ce qui n’est pas encore artificialisé, mais encore à des personnes ignorantes des règles du nihilisme marchand plutôt qu’à la masse qui circule dans les villes-machines est un bon début d’évolution. A ce prix, l’intellectuel peut aujourd’hui espérer agir dans la limite de ses moyens de discours contre l’enfermement de la raison dans cette idéologie de zoo baptisée d“ouverture”.