Clochards au village

Après huit mois passés au vil­lage, je con­nais chaque clochard. Ramon a la tête bour­souf­flée d’un cra­paud. Il porte des lunettes épaiss­es à mon­ture car­rée. Il mendie penché. Son corps sem­ble fait de deux moitiés. Quand ses talons touchent le mur d’ap­pui, le buste est d’é­querre. Le teint de peau est cramoisi. Il a un air de grand brûlé. C’est une mal­adie. Il pose au sol une cas­quette, remer­cie sans regarder ce qu’on y jette. Il salue le badaud. Sa rési­dence est sous un pili­er de la A7. C’est une sorte de cham­bre en car­ton que le vent fait trem­bler. Il a soix­ante ans et tra­vail­lait comme métal­lur­giste.
Pedro, lui, vient à vélo des quartiers pop­u­laires du Nord. Sa famille croit qu’il a un emploi chez un pêcheur du vil­lage. Il roule ses vingt-cinq kilo­mètres par jour pour allumer un poste de radio devant le super­marché. Con­tre les sous dont les vil­la­geois lui font l’aumône, il dif­fuse de la musique. L’ap­pareil est cassé, il hurle. Pedro a les cheveux gras et longs, il est plus mai­gre qu’un manche à bal­ai. Sa spé­cial­ité est le gar­di­en­nage des chiens de ces dames. Plutôt que de les attach­er au dis­trib­u­teur de cad­dies, elles les lui con­fie. Déter­miné à faire de son mieux, il les caresse avec énergie pour éviter qu’ils n’aboient. Lorsqu’il en a trois entre les jambes, il leur par­le sans dis­con­tin­uer afin de ne pas fail­lir dans sa mis­sion. Ensem­ble, nous cau­sons vélo élec­trique. Il col­lec­tionne des pièces de moteur épars­es con­va­in­cu à terme de les assem­bler pour équiper son vélo. Trou­vé dans une poubelle, celui est frag­ile. Dernière­ment, il m’a mon­tré une cour­roie d’en­traîne­ment. Il en était fier.
La mémère — j’ig­nore son nom — est aphone. Elle tire une valise d’en­fants Win­nie l’Our­son. Une rib­am­belle de sachets crasseux sont accrochés à l’ar­ma­ture. Jamais je ne l’ai vue mendi­er. Il m’ar­rive de la crois­er dans les rayons du super­marché. Son vis­age est bur­iné, ses cheveux de paille. Elle ne pèse pas quar­ante kilos. Elle porte des chaus­sures d’homme qui ressem­blent à des palmes. Hier, je descends au vil­lage sous une pluie bat­tante. Instal­lée dans le ren­fon­ce­ment d’une porte, elle buvait une canette de bière en regar­dant fix­e­ment le park­ing.
Le long de la rue prin­ci­pale, il y a le fou. Assis sur le muret de la boulan­gerie, il passe la mat­inée à pli­er en cinq, dans le sens de la longueur, des feuilles de papi­er cou­vertes d’écri­t­ure qu’il arrache dans un cahi­er d’é­cole; le reste de la mat­inée, il les déplie, les con­sulte, réfléchis, puis, selon, les jette dans la benne ou les classent.
Enfin, il y le groupe des ivrognes. Ils occu­pent un banc proche du parvis de l’église. Vêtus de train­ings, ils passent inaperçus. Il sont jeunes, dans les trente ans. Et usés. Ils se repassent des bouteilles à longueur de journée. Si l’ar­gent man­quent, l’un d’en­tre eux endosse un gilet de sec­ours orange et se poste au cen­tre du park­ing. Il fait alors devant les voitures des gestes vagues et pour prix de son aide au sta­tion­nement, tend la main devant la portière.