Etat suisse 1

Avant d’at­ter­rir en Suisse, j’ap­pelle le garag­iste. Depuis l’été et Munich, je n’ai pas repris la BMW.
- Impec­ca­ble, me dit-il.
Cepen­dant, il con­seille de chang­er les pla­que­ttes avant de pass­er la vis­ite. J’ac­cepte le coût à con­di­tion qu’il trou­ve la solu­tion pour étein­dre le témoin lumineux de la taille d’une pièce de vingt cen­times qui s’é­claire au démar­rage. Celui-ci indique que les freins doivent être révisés. Il y a deux ans, ils l’avaient été et, à cause de ce témoin, les fonc­tion­naires de Fri­bourg avaient refusé l’ex­a­m­en. Me voici donc en train, puis à pied: je rejoins le garage d’Oron. La voiture est là, prête à démar­rer. Je mets le con­tact, le témoin s’é­claire. Le garag­iste écoute mes doléances. Il min­imise. Sur mon insis­tance, il rédi­ge une let­tre. Je prends la route. J’aboutis à Genève, au Bout-du-Monde. A l’heure du repas, les bureaux sont fer­més. Un guicheti­er me ren­voie au per­son­nel de la halle tech­nique. Là, on me sig­nale que je me trompe d’heure. Il est midi, le ren­dez-vous est pour qua­torze heures. La cafétéria est en sous-sol. Je m’in­stalle avec un plateau de cous­cous: le cuisinier est français comme sont français le per­son­nel, les fonc­tion­naires et Genève. A la table voi­sine, une homme sans épaules sous sa tunique bleue de mécani­cien de l’E­tat. Mine courte, vis­age délavé, une sorte d’ho­mo­sex­uel sans parte­naire. De retour en sur­face, je con­sulte ma mon­tre: une heure à tuer. Je fais quelques pas sur les berges de l’Arve, cet endroit que j’ai con­nu à dif­férentes épo­ques: la semaine de mon arrivée à Genève, en 1986, lorsque l’écrivain O. T. m’a invité à un pique-nique organ­isé par sa classe des Beaux-Arts, en 1991 lorsque je venais courir à Vessy, en 1998 lorsque je fai­sais par­tie de l’équipe de Triathlon de Carouge. Aujour­d’hui, un vaste chantier occupe le parc, les foreuses achèvent le perce­ment du tun­nel du futur métro qui reliera cette affreuse ban­lieue d’Ane­masse (où je vivais en 1987) aux Eaux-Vives. Je lis sur un banc. Je lis Mounier, avec peine. Devant moi, 12 con­tain­ers super­posés. Blancs et munis d’échelles, on y loge sem­ble-t-il des ouvri­ers por­tu­gais importés pour les travaux. Le soleil brille. Dans mon dos, de l’autre côté de l’Arve, ce sen­tier où nous allions promen­er avec Gala quand les enfants étaient petits; ce même sen­tier où a été tué B.N, le pro­fesseur d’eth­nolo­gie à bar­bi­chette et mon­o­cle. Puis je regagne la halle tech­nique et j’a­vance la BMW. Un fonc­tion­naire me prend la clef des mains; l’ho­mo­sex­uel délavé de la can­tine. Il s’assied dans la voiture, dis­paraît en elle. Mais non, la voici qui démarre. Il la propulse sur la rampe. N’im­porte quel pro­prié­taire tourn­erait de l’œil devant un tel mas­sacre. Hélas, légal. On m’or­donne d’aller atten­dre dans la salle d’at­tente. Il ne faut pas gên­er les opéra­tions. Là, une pop­u­la­tion représen­ta­tive de Genève, peu de blancs; si, un cou­ple de vieil­lards et un autre vieil­lard. A en juger par la gouaille, ce dernier est céli­bataire. Il racon­te au cou­ple com­ment l’E­tat français lui a volé sa mai­son de Dou­vaine à coups d’im­pôts et jure qu’en Suisse l’af­faire est mal engagée. Mon fonc­tion­naire sans épaules revient:
- Ce témoin qui s’al­lume?
Avec un sourire volon­taire, je lui tends la let­tre du garag­iste.
- Oui, mais je ne peux pas laiss­er pass­er.
- Vous avez vu les freins?
- Ils sont par­faits, mais le témoin dit le con­traire.
Ven­tre devant, il ren­tre dans la halle, par­lemente avec un chef. Puis trans­mets le ver­dict.
- Il fau­dra repass­er la visite.