En début d’après-midi, sans manquer un jour, ce jeune clochard à demi-gitan installe son vélo sur lequel est monté un haut parleur relié à une radio et sonorise la porte du supermarché. En mars, deux fois de suite, j’entends un morceau de Bob Marley: pas d’obole pour cette musique d’idiots. Mais je me trompe, il règle au hasard, sur un programme musical: c’était donc une coïncidence. Nous sympathisons. Il me montre un moteur récupéré sur un skate électrique, parle de l’installer sur son vélo. “Venir de la ville, ça en fait des kilomètres!” Je minimise. Il ignore que je couvre la même distance pour me rendre près du parc de l’Ouest, un total de 75 kilomètres par semaine. Pourquoi mendie-t-il vient aussi loin de chez lui; après tout, chaque quartier a son supermarché. Peut-être fait-il croire à ses parents qu’il travaille?
Puis lundi, apparaît un autre clochard. Serré dans un costume gris, la face rouge, il porte des lunettes pop, baisse la tête avec timidité. Maintenant qu’ils sont deux à mendier, chacun rivalise de gentillesse pour garder ses clients, esquissant des sourires, levant une main amicale, se précipitant pour aider à porter un cabas ou pour garder le caniche de ses dames. A en juger par les casquettes renversées au sol, cela paie, même si quelques centaines de grammes de mitraille additionnées ne doivent pas faire plus de deux ou trois euros. Quoiqu’il en soit, cela prouve que personne n’est indemne du milieu dans lequel il vit. Pour preuve ce mendiant de Gharapuri, l’île aux éléphants ancrée face du port de Bombay. Il y vingt ans je quitte l’hôtel Taj Mahal avec d’autres touristes (celui où se sont déroulées les attaques terroristes de 2008). Un quart d’heure plus tard, je suis devant l’entrée de la grotte qui motive la visite de l’île. Un mendiant est assis au sol. Sur le mouchoir de tissu plié à ses pieds, une seule piécette. Il ne bouge pas, ne tend pas la main, ne sourit pas, ne gémit pas. Il se tient dans le soleil, les yeux fermés. Je me place sur le côté et l’observe. Il finit par lever le regard. Il va tendre la main, me dis-je.
- Vous ne recevez rien?
- Non, rien.
- Et si vous demandiez?
- Et alors?
- Ces touristes vous donneraient de l’argent.
- Cela ne changerai rien. Je ne reçois rien parce qu’il est écrit que je ne dois rien recevoir.
- Mais alors pourquoi rester là?
- Parce qu’un jour, ça changera.
- Ah.
- Oui.
- Pourquoi?
- Je ne peux pas savoir, mais je sais quand. Dans cent ou deux cent ans.