Nous embarquons dans l’avion pour Málaga. Les enfants vont devant, il fait chaud, beau, les vacanciers sont nombreux, le couloir bondé. Jusqu’aux derniers jours avant le départ, j’ai cru que Gala nous accompagnerait, qu’elle renoncerait à l’anniversaire de son fils, à Genève ou sur la Côte-d’Azur, elle n’a pas précisé. Sibylline, sur un ton distant, elle a assené:
- Je t’avais dit!
Puis, dans le cours de notre conversation de jeudi, au téléphone, alors que je ne l’ai pas revue depuis trois mois:
- Je t’avais prévenu!
Lorsque je devine que les jeux sont faits et que je me représente, une nouvelle fois, après la scène de cris du 31 mars, tandis qu’elle venait de quitter l’hôpital, claquant la porte du bureau de Genève en pleine nuit, rejoignant sa valise à la main je ne sais quel parage et que je m’enfilais dans notre lit de fortune aménagé dans la cuisine, ne pouvant trouver le sommeil, rageant, debout à quatre heures, emmenant les deux enfants et leur cousin vers l’aéroport, l’avion, Alicante et Pâques dans Torrevieja, tandis, écrivais-je, que je me représente une nouvelle fois des vacances sans femme, au téléphone, elle déclare:
- Tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même!
Et voici donc, dans ce couloir d’avion, ce 31 juillet, les enfants bronzés et contents, leurs valises à roulettes dans une main, leurs jouets électroniques dans l’autre. Nous prenons place. Dans la rangée opposée, un siège vide.
- Permettez, je vais mettre mon sac ici, j’ai loué ce siège.
Le passager, un homme de quarante ans est surpris.
- Parfois, dis-je, les femmes renoncent.
Et j’ouvre mon manuel de Krav-Maga. La discussion est engagée: mon voisin fait du combat. Il est émoulu de Saint-Cyr. Son métier? En Suisse. Français, il est installé à Nyon où il forme des clients au pilotage des drones. Nous parlons littérature, politique, Espagne, philosophie. L’avion atterrit, nous n’en avons pas fini.
- Friederich.
- Un nom impérial, fait-il remarquer.
- Ney. Descendant du maréchal.
Aéroport de Málaga, chaleur épaisse. Un miel. Les passerelles de métal sont brûlantes, le tarmac lumineux. Un ascenseur nous monte dans le hall des arrivées. Nous le traversons d’un bon pas: j’ai loué une voiture, je ne suis pas le seul.
Au comptoir du loueur, je présente ma réservation à une gamine. Elle parcourt ses listes. Ne trouve pas. J’explique: la réservation est au nom de Gala.
- Votre nom?
Mais pas plus que l’autre, il ne figure sur la liste.
- Ce n’est donc pas votre femme qui conduira?
Elle me rend le papier.
- Allez au comptoir, ils vont vous arranger ça!
Maintenant, l’employée a sous les yeux ma carte de crédit, ma carte d’identité, mon permis de conduire. Elle pianote sur son écran, puis elle passe le doigt sur mon permis. Elle le retourne, se lève, le place sous le néon.
- Tu peux venir voir?
Sa chef ne réagit pas. L’employée lui apporte mon permis. Elle le place à côté d’un autre permis suisse, un vrai celui-là. Inutile de dire, ils ne sont pas identiques: mes faussaires ne font ni les hologrammes ni les reliefs.
Le regard vide, l’employée déclare:
- Vous voyez, là, il manque quelque chose.
La mine longue, le sourire idiot, je tends la main.
- Comment ça? Faites voir!
Mais l’employée ne lâche pas le permis. A ma gauche, à ma droite, joyeux et nerveux, de vrais vacanciers; des vacanciers suisses qui prennent leurs vacances en août. Que vont penser les Espagnols? Ce Suisse est-il vraiment porteur d’un faux? Ils me fixent avec crainte. Adossés à une colonne, à deux mètres du comptoir, les enfants comprennent que j’ai des difficultés. Ils n’en laissent rien paraître, mais ils sont inquiets. Mon problème, ce sont les trois documents. Je pourrais à la rigueur abandonner le permis, mais la carte d’identité et la carte de crédit… Avec cinq cent euros pour quinze jours, nous allons manger du sable.
- Laissez-moi vérifier, dis-je alors sur un ton péremptoire.
Et j’appelle Luv, je compose un numéro au hasard sur son portable. Je fais mine d’attendre la communication, puis quand l’interlocuteur décroche (personne ne décroche).
- Donnez-moi les documents s’il vous plaît!
Décontenancée, l’employée s’exécute. Je m’efface derrière un client et alors, aux enfants:
- Courez!
Mois : juillet 2015
Málaga
Autre théorie de l’enfer 2
Je demeure sur le lieu de ma mort, dans la position qui était la mienne lorsque le cœur a cessé de battre et autour de moi, ceux qui sont en vie continuent de vivre, sans se douter de ma présence. Ils me marchent dessus, ils passent à travers mon corps, ils utilisent mon espace, et cela indéfiniment.
Stabile
Jusqu’à une certain âge, on croit que le monde est stable et accueillant de sorte qu’on met un point d’honneur à se montrer instable. Puis, sous l’effet des contraintes, on se raisonne et on s’intègre avec méthode à ce monde stable qui se propose de nous accueillir. Fausse approche. Le monde est instable et se conformer à l’idée d’un monde stable consiste avant tout à réduire son champ d’action et de pensée. C’est cela même qui produit à grande échelle l’illusion d’un monde stable.