Personnages de Wey

Com­bi­en de touristes à demeure de ce côté de l’île? Une trentaine? Par­mi lesquels des per­son­nages. Un Irlandais à barbe de père Noël. Vous ne pou­vez le ren­con­tr­er sans qu’il fasse de l’e­sprit. Il est petit, dodu et porte la toge. Sa femme trot­tine. Elle des airs de Miss Marple à l’heure du thé. Lorsque je me promène sur le sen­tier foresti­er qui sur­plombe la mer, je les aperçois au large, seul au milieu des eaux, nageant de front avec ravisse­ment. Crank occupe à lui seul une crique proche de celle où  réside le cou­ple. Une jour je le croise dans la forêt. Que fait-il toute la journée?
- Je me suis fait livr­er une gui­tare.
- Tu joues?
- Je grat­te. Jouer, je ne sais pas. Mais je me suis juré d’ap­pren­dre. Elle était stock­ée à Trat. Peut-être qu’elle  a pris l’hu­mid­ité.
Il sem­ble nerveux. De la sueur per­le sur son front. Bien enten­du, de la sueur per­le sur les fronts de tous les vis­i­teurs. Au moin­dre geste, on sue. Mais Crank ne sue pas seule­ment parce qu’il a chaud; quelque chose le chi­cane. Des prob­lèmes blo­qués dans le corps don­nent des coups. Puis il y a Tikky. Une com­pa­tri­ote. Hol­landaise, elle aus­si. Un vis­age tail­lé au burin. Elle n’est pas tan­née, elle est noire de soleil. Elle est riante. Vul­gaire et drôle. Au milieu de la con­ver­sa­tion, elle vous explique com­ment elle a lavé ses culottes, ce qu’il lui en a coûté, com­ment elle s’est placée sous l’ar­bre, quelle quan­tité de savon elle a util­isé. Un autre fois, elle compte à haute voix le nom­bre de fois où elle est allée piss­er durant la mat­inée (les toi­lettes sont à cent-cinquante mètres, au pied de la forêt). Pour le reste, elle s’a­muse de tout. Elle plonge et cueille des pois­sons, avale des salades de fruit, donne des con­seils pour organ­is­er la vie à Wey. Ensuite, il y a Pierre-Yves. L’air d’un indi­en d’A­ma­zonie, il est Français, natif des lan­des et porte son unique T‑shirt. Dans son sac à dos, une pirogue gon­flable. Il nav­igue sur les eaux scin­til­lantes le sourire aux lèvres. Sa con­ver­sa­tion est agréable, son car­ac­tère naturelle­ment mod­este, ver­tu rare. Chaque jour, il répète:
- Ici, je ne fais pas le malin. Quand je vois ce que vous savez, tous! C’est à se deman­der ce que j’ai fait de ma vie.
Puis il énumère tout ce qu’il fait et con­clut:
- Tu vois, pas grand-chose…
Un jour, je lui demande son méti­er. Je ne suis pas cer­tain de saisir:
- Con­duc­teur d’ar­gent?
Je m’é­tonne. Il est mus­clé, mais paraît trop doux pour assumer cette respon­s­abil­ité. Je ne le vois pas se cra­pahuter avec une mal­lette bour­rée de bil­lets attachée au poignet par une paire de menottes. En fait, son accent gas­con m’a induit en erreur: il est con­duc­teur d’en­gin. Et sur le ton de l’év­i­dence, il ajoute:
- Mes copains me deman­dent com­ment je fais pour par­tir tout le temps. Eux ils cherchent du tra­vail. Ils n’en trou­vent pas. Ils achè­tent des écrans plats et des voitures, enfin, toutes ces choses. Et il faut voir leurs apparte­ments! Cinquante mètres, cent mètres! Moi, dès que je ren­tre, je tra­vaille. Il suf­fit de vouloir.
Et juste après, comme nous par­lons de mal­adie, il explique sur un ton absol­u­ment dégagé, les affres de souf­france par lesquels il est passé, un can­cer:
- For­cé­ment, à force d’être assis, dans cette posi­tion, à manœu­vr­er des grues…
Enfin, il y a l’Alle­mande. Une habituée. D’ailleurs, elle est la seule à par­ler le thaï. Physique­ment, morale­ment, elle est Alle­mande, et de Stuttgart, c’est-à-dire, rob­o­ra­tive, déter­minée, végé­tari­enne, alter­na­tive, argen­tée, tra­vailleuse, calme, rigoureuse, dure, con­va­in­cue. Et ces per­son­nages, se croisent dix ou quinze fois par jour, ce qui implique tout un savoir-faire.