La privatisation des ressources vitales (l’eau, l’air) va de pair avec une socialisation des ressources intimes (la pensée, la foi, la morale).
Mois : juin 2011
Le punk a qui l’on dit que c’est haut, que le bassin est peu profond, qu’il ne devrait pas, qu’il va se casser les jambes, qui s’en moque et saute du mur des Réformateurs. Il se relève, va boire. Tard dans la nuit, il l’admet, il a les jambes cassées. Et s’en réjouit, “je me suis cassé les jambes!”
Retrouver une forme d’égoïsme, d’intérêt pour soi, pour la place unique de son être. Pas une exposition des atours du moi, une confrontation sans témoin. La fausse empathie avec des hommes dont l’information nous conte les malheurs étouffe nos énergies, nous déchire et nous disperse. Nous savons tous de ces autres qui sont absolument éloignés de nous, et chaque jour moins ce que nous sommes, voulons, pensons.
Ce qu’on croit nous dirige tant et plus que la volonté. Je le mesure avec cette maison de Lhôpital. Elle coupait les moines du monde temporel. Son orientation a été conçue dans ce but. Elle ouvre sur l’horizon, le désert des méditants, et se ferme à la société. Mais ma croyance dans une évolution catastrophique de la société me ronge. Au lieu de déboucher sur la culture du vide, je demeure suspendu l’oeil rivé sur le créneau des murs.
Stiegler dans une conférence rapporte le Nu descendant un escalier de Duchamp au capitalisme pré-industriel et Fountain de R. Mutt — c’est à dire de Duchamp — cinq ans plus tard à l’impact du taylorisme sur l’oeuvre d’art. Analyse irrécusable mais typique de l’organisation du réel par la théorie.
Le Conseil municipal de Lhôpital. Six hommes assis sous le portrait du président. La plomberie a des borborygmes, la tapisserie bique. Je fais le tour de la table, je donne des poignées de main, je me nomme devant le fils du paysan, le seul que je n’ai pas encore rencontré. Puis le silence s’installe. Voilà des mois que j’insiste pour être reçu, pour discuter avec mes voisins du régime de l’indivision, terrain cabossé de quelques mètres qui sépare la façade ouest de l’église de mon mur de propriété. Le maire, ancien chef de gare, m’a pourtant expliqué: “ça ne se passe pas comme ça”. Nous attendons deux retardataires. La gêne finit par rompre le silence. L’un parle des doryphores qui grignotent les patates, l’autre du vent de carrière annonciateur d’une pluie certaine pour samedi. Je demande des conseil pour chasser les pucerons des plants de tomate. Bonne politique — les dos sont déjà moins raides. Arrive la doyenne du village, dame médaillée il y a un an ici même pour je ne sais quel prouesse, peut-être le fait d’être et d’être encore. J’ai entendu dire qu’elle connaissait un sentier qui mène de Lhôpital à Hauteville par le bois, qu’elle seule détient cette connaissance. Je me tais. J’ouvre ma pochette et sors quelques feuilles au hasard ce qui fait dire au maire “nous allons commencer”. Mais l’électricien invalide, Monsieur Malfait, levoisin qui vit sur le bord de la départementale, en famille dit-on, bien que je n’ai jamais vu entrer ni sortir de sa maison quiconque sinon lui (Aplo et Liv ont remarqué deux gamins derrière une fenêtre close un après-midi de soleil), M. Malfait veut savoir ce que fait Vidia, la créole, une jeune femme qui vit dans la maison de bois léger récemment construite et qu’on aperçoit à quelques dix mètres de la salle du Conseil, au milieu d’une parcelle retournée. Elle se douche. Hypothèse qui permet aux hommes de décocher quelques plaisanteries. Enfin la voici, accompagnée de sa fille, trois ans, qu’elle pose sur ses genoux. On m’écoute. Je prends le parti de remercier (de quoi?), de m’excuser (de quoi?), de démontrer ma bonne volontée (pourquoi?), puis de sourire. Le maire me répond que “le passage doit être laissé libre”, que l’ancien propriétaire avait corrompu le Conseil et que chacun, jusqu’ici, avait préféré fermer les yeux, mais, bien entendu, “aujourd’hui, ça ne se passe plus comme ça”. Et de proposer la pose devant l’indivis d’un portail en plastique. Je fais valoir ma porte de monastère.
- Le but est que ce soit beau, dis-je.
Aucune réaction.
- Depuis mojn arrivée, j’ai fait ce que j’ai pu pour améliorer le site, il serait dommage…
- Ce n’est pas notre problème. Et si un jour vous êtes obligé de vendre.
- Obligé de vendre, non, mais peut-être qu’un jour, en effet, je vendrai.
- Là, n’est pas la question. Il y a des règles et il faut les respecter. Voyez…il est dit…” le passage doit être laissé libre en tout temps…”
- C’est ce que je propose.
- Non, Monsieur…!
Puis le maire se ratrappe. Il ne voit pas ce qui a justifié ce “Non, Monsieur”, et baisse les yeux.
- Et si on allait voir…? leur dis-je.
- De toute manière, le service juridique tranchera.
- Vous parlez de ces gens en costume cravate qui tranchent un problème sans le connaître?
Le vieux paysan sur ma gauche remue, l’idée lui plaît.
En fin de compte j’obtiens de déplacer le Conseil. Le maire cherche une date… Il égrène son agenda, très chargé, un agenda de ministre, propose le lundi… 18h30.
De retour dans la maison, je note: “glaçons” et “acheter pastis.”
Leçon d’espagnol avec les enfants. Le bonheur se lit sur leurs visages à l’apprentissage de la concentration. Ils se concentrent pour placer dans al phrase des mots et des verbes que je viens de leur apprendre et y parviennent. Pas de jeu pédagogique. Des règles, leur application, et constater que cela fonctionne.