Etre hors du monde. Quand nous le serons, nous pourrons refaire société, récupérer la vie, récupérer le bonheur et finalement refaire le monde.
Hauts déserts
Montée en début d’après-midi dans la lumière entre ciel bleu et terre rouge au monastère troglodyte de San Juan de la Peña. Plus rapide sur le vélo de course, j’atteins mon but en une heure vingt, dépassé par une voiture, un camion, une moto. Le reste n’est que silence, vue large, pierres chaudes. A l’arrêt devant l’église, barre de céréale pour se conformer à “ce qu’il faut faire “, une rasade d’eau chaude puis le retour par la même route couverte de lézards, gardée de hauts blocs. Au fil de la roue, des hameaux secs et jaunes (celui de Botaya dont le maire se réjouit d’avoir un chemin en impasse, “comme ça, personne ne vient nous voir”), un four à pain ruiné, une fontaine de source. Devant la Piste de glace du chef-lieu, après avoir couché le vélo dans le coffre de la Dodge, je vais au supermarché Géant faire de l’essence. Derrière son guichet à lucarne bardé de métal, j’échange le salut puis l’argent avec une nouvelle employée dont je ne saurais rien son visage caché par le dispositif de sécurité et le masque viral. A la maison, je cuisine un filet mignon au curry de Madras et gingembre frais; tandis que le plat mijote, j’enclenche avec trois litres de bière sous la main le cycle coutumier combat MMA, musique extrême, vidéos psy-trance et contre-informations — une bonne journée.
An 2 (XXXII)
Le virus est le signe d’une société gravement malade. La maladie étant devenue en quelques mois l’instrument de gouvernance de qui recherche le profit plutôt que la vie, il ne faut espérer aucun remède. Ce virus sous contrôle, un autre apparaîtra et ainsi de suite jusqu’à l’atonie ou à l’effondrement du corps social sous le poids de la misère symbolique (telle l’URSS des années 1990). A cette maladie politique, il ne peut y avoir qu’un remède politique. Si le discours sanitaire sert ici de leurre — il suffirait de soigner — son effet est surréel, c’est à dire plus puissant que toute idéologie : renforcement des fortunes, neutralisation des classes moyennes, captation des avoirs individuels, soumission à l’arbitraire en Europe, suivisme coupable en Suisse. Attitudes qui augurent d’un électro-capitalisme de type féodal basé sur l’exploitation des robots et des immigrés avec sa conséquence fatale, l’emprisonnement psychologique du reliquat de population.
Sur place
Pas grand-chose sur ce que j’ai vu dans nos rues et d’abord la mienne, observée du fond de la turne, à l’arrière du magasin, puisque j’ai pour principe de paraître le moins possible. Côté spectacle donc, un schéma d’exposition des espèces sous bocal. Propagandes sonore, visuelle, neurologique. Et vitesse. M’a surtout frappé la vitesse. Les esclaves économiques tourment comme des hélices. Notables, notaires, avocats, dentistes je comprends, ils ont en compensation des Porsche, des villas roses cochon, une tondeuse IA, des avenirs pour enfants, mais les autres, les demi-portions, les Français sur chantiers, les Bosniaques pizzaiolo, les livreurs turcs? Ils courent et suent, ils toussent, ils font révérence. Et livrent et s’en vont. S’en reviennent et livrent puis mâchent des pizzas et sommeillent dans des sacs de couchage. Nul doute: ils ont acquis un téléphone portable en or, ils finiront par acheter une petite Porsche. La société qui s’installe ces jours au pays des Suisses: vaut son pesant de merde.
Expression
Fatigué d’entendre qu’il ne faut pas afficher ceci, pas cela, que le revenu et la situation, notre situation d’entreprise en dépend, fatigué d’entendre que l’argent (que je reçois volontiers, fruit régulier du travail) a une couleur chaque jour mieux définie, bientôt brevetée, une odeur et un émissaire, et que l’on ne peut en Suisse travailler pour tout un chacun si l’on veut continuer de travailler, j’appelle le débouté des affiches, un annonceur politique, partie prenant au débat qui fait rage dans le contexte de la fausse crise sanitaire, demande combien il a d’unités à poser, les reçois le lendemain matin et roule onze heures entre Genève et Sierre, scotch en main, matériel dans la sacoche latérale, afin de tartiner au rythme de la course à pied les murs endormis de nos villes.
Tourisme
Une forte pluie tombe sur Lausanne quand les enfants me rejoignent au magasin. Sur l’autoroute, grisaille, travaux et obstacles. La progression est lente, les retrouvailles heureuses, nous allons enfin passer un week-end ensemble après des mois sans se voir; parfois, je me dis que j’aurai peu connu le quotidien des enfants, par exemple j’en suis encore à demander des nouvelles des camarades qu’ils côtoyaient il y a dix ans lorsqu’il vivaient une semaine sur deux avec moi à Lhôpital, dans l’Ain. Pour me racheter, j’énumère les recettes que je vais cuisiner (gratin de morue, champignons farcis au chorizo, cœurs de jeunes artichauts frits, brochettes de filet mignon andalou…) quand le téléphone de la voiture sonne: la secrétaire de l’Office du Tourisme du Lac Noir, elle demande quand nous arriverons. Il est à peine seize heures, c’est un jour ouvrable (plus tard, je verrai que l’horaire de location commence à 16h00 et s’achève à 9h30 le matin!). Dans la montée de Plaffeien, nous peinons derrière un tracteur quand le téléphone sonne pour la deuxième fois. La secrétaire: “fouz’ arrivez?”. Demi-heure plus tard, sous une pluie battante, nous passons la porte de l’Office. La secrétaire voit que c’est nous et s’en va. Son collègue, un aimable singinois, nous remet les clefs de l’appartement de location et désigne un immeuble chalet couvert d’échafaudages. “La station est complète, ajoute-t-il, mais vous pouvez vous garer là!”. Il montre le parking: trois cent places et toutes sont disponibles. Valises et sacs de victuailles déposés, nous commençons l’apéritif quand Luv remarque: “papa, il n’y a ni serviettes ni draps!”. Aplo et moi courons jusqu’à l’Office. Justement, le Singinois quitte son poste. Nous arrêtons sa voiture. “Vous ne saviez pas? C’est en option”. Il disparaît dans la pluie, revient avec des draps. Nous recommençons l’apéritif. Je déballe le jambon serrano, attrape une assiette dans l’armoire. Elle est sale, il faut la laver. Il n’y a ni produit vaisselle ni d’éponge. Plus tard, Luv: “papa, il n’y a qu’un rouleau de papier toilettes!”.
Retour
Départ pour la Suisse, un crève-coeur. Sortir du vide quand on est seul, c’est à dire en bonne compagnie, demande un effort. Passé le tunnel international, j’amorce la pente qui amène à Tarbes. Première bonne nouvelle du voyage, pas de fourgon de police devant la France. Trente kilomètres plus loin, je déchante: douze civils barrent la route. Ils sont si peu déguisés que j’ai un doute. Unique marque d’appartenance à l’Etat, un brassard orange barré du mot “douane”; inutile de dire, je suis partisan de l’uniforme, que l’on sache qui est qui. Ils font ouvrir, je descends, ils fouillent. L’organisation — je commence à avoir de l’expérience — semble partout la même. Un fort à bras vous surveille (“les mains hors des poches, Monsieur!”), tandis qu’à l’arrière-plan les anciens ouvrent les contenus. Désavantage évident, la voiture. Modèle rare, gros gabarit, gros prix. Après arrestation cela tourne cependant à l’avantage car à chaque fois les hommes veulent savoir le nombre de chevaux-vapeurs, la cylindrée et la taille du réservoir. Je n’ai pas réponse à tout et cela fait de la conversation. Puis il y a l’autocollant de la légion étrangère espagnole contre la plaque d’immatriculation avec ce slogan “Légionarios, a luchar, a morir”: mon crédit augmente. Pour l’occasion, le chef va jusqu’à fermer les yeux sur l’excès de vin et je repars. En fin d’après-midi, je suis à Sète. Ce que la dit la plaque municipale, “Sète”, car l’hôtel plastique se trouve entre un giratoire, un second hôtel en plastique et un supermarché géant. Depuis que j’ai installé le frigidaire dans la voiture, avant toute autre activité (acheter des fromages, paresser devant la télévision), je vide deux litres de bière. Le temps le permet, je m’assieds en terrasse. Soit devant une table de métal qui donne sur un parking. Arrive un couple. Pas “bonjour”. Un nain à moto. Pas “bonjour”. Un jeune ouvrier de GRDF qui assure la permanence de nuit et tient son QG dans une des chambres de plastique. Il s’assied à une table de fer, ouvre son portable, pianote. Quand il a épuisé les pianotages, nous parlons. Sa mission, le mauvais temps, la maladie virale, et bien sûr la consommation de la voiture, les cylindrées, les chevaux. Nous rejoint le tenancier de l’hôtel. Il remarque mon vélo couché à l’arrière, parle de VTT. Il monte à l’électrique et descend à fond. Là, il se remet d’un coma. Le deuxième jour de route, suite du rituel. Prendre de l’essence au supermarché, mauvaise mais moins onéreuse, se lancer sur l’autoroute du soleil, écouter de la folk, de l’ambient et, petite nouveauté, Two Medicines qui semble être le groupe héritier du génial Midalke, puis prendre son souffle avant de traverser à l’entrée de Genève le système douanier techno-scientifique de Bardonnex où, au milieu de centaines de Français travailleurs qui pénètrent sur le territoire suisse, l’équipe de service fédérale (intégrée par des Français) me condamne à passer par tous les filtres de l’administration allant jusqu’à menacer de me confisquer le véhicule si je ne présente pas mon permis (que je repars sans avoir présenté).