Gens

J’aime les gens. Je les aime encore plus quand je ne les vois pas. 

Journée 2

Suis fatigué parce que je me fatigue. Je vais dormir. A peine allongé, je me dis ce que je vais faire. Réveil­lé je le fais, non, j’en fais le dou­ble et j’avale de la bière pour me repos­er et fatigué me couche étab­lis­sant aus­sitôt les feux éteints la liste de ce que je ferai levé. Je suis fati­gant et me fatigue, je n’ar­rive jamais au bout de moi-même.

Prière

C’est l’ab­sorp­tion du corps dans un acte sans objet.

Journée

Mon pro­gramme est de faire dans la journée le plus de choses pos­si­bles. La veille (toutes les veilles), je fais ma liste. C’est pourquoi le matin je m’ef­force de rester au lit. Pour ne pas com­mencer. Mais le jour insiste. Je com­mence. Et tiens la dis­tance, me mets et me remets à l’ou­vrage. Pen­dant les paus­es, j’avale de la bière. La liste est pleine de coches, elle pas encore épuisée, c’est moi qui fatigue. Aujour­d’hui, gér­er le compte, équiper le vélo, ton­dre l’herbe, par­ler au fidu­ci­aire de Vaduz, faire acheter un pis­to­let à D., ven­dre les roues du van, con­tin­uer l’écri­t­ure de “60 romans”, cuisin­er les coquilles Saint-Jacques, regarder l’é­tape de la Vuelta, appel­er le séri­graphe de Fó ut, rem­plir le réser­voir d’Ad­blue, insul­ter la caisse de retraite, lire le Jour­nal d’Or­well, analyser la carte mil­i­taire du front ukrainien, écouter le nou­veau Devlins, s’oc­cu­per de l’i­non­da­tion, pré­par­er le cours, recopi­er Diplodocus.

Je n’admire pas 2

Zweig, écrivain éru­dit qui peut par­ler de Luther ou du chat de la voisine.

J’admire 2

A la fin de son alcool, Duras sur­nageant dans d’é­pais nuages de conscience.

Je n’admire pas

Cio­ran est l’au­teur qui se regarde dans le miroir et lorgne par-dessus l’é­paule pour voir si on le regarde se regarder.

J’admire

Robert Pinget, écrivain de la déréliction.

Adaptatif

Le soleil ne se couchait que si on s’en allait dormir.

Sérigaphie

Retour du ren­dez-vous avec les ingénieurs de Polifoam. Par mail, je pré­cise au moyen d’un tra­duc­teur automa­tique mes besoins à mon ren­dez-vous suiv­ant, le directeur de l’ate­lier de séri­gra­phie Lord Print. Nous con­venons de faire un essai d’im­pres­sion sur du polyéthylène, j’ap­porterai un échan­til­lon lun­di à treize heures. La chaleur dans le dos, je pars à l’a­vance, prends le métro à Lehel, vais au bout de la ligne 3. A Kos­suth, je monte dans le tram 14. Il tra­verse une ban­lieue, bifurque, tra­verse une friche indus­trielle, tra­verse une forêt. Il ne reste plus qu’une ado­les­cente mi-homme mi-femme à bord de la rame. Les écou­teurs sur la tête, elle joue sur une con­sole. La forêt défile, il y a des clochards dans les arbres, je décompte les arrêts. La rame plonge dans un tun­nel. De retour en ville le paysage est changé, on se croirait en Tran­syl­vanie: pavés ronds, rue en dos d’âne, voitures qui caho­tent, masures aux toits plongeants. Au sep­tième arrêt, je descends. Le con­duc­teur fait enten­dre un son de cloche, les portes à ven­touse se fer­ment, la rame s’en va. Sur le faubourg règne un grand silence mais je vois mon but, ça doit être çà mon ate­lier du 42 Fó ut (mot qui sig­ni­fie “artère prin­ci­pale”), la devan­ture pub­lic­i­taire ne mon­tre-t-elle pas des pots de pein­ture? Je m’ap­proche. Deux mal­abars en sueur char­gent un petit camion. Zut, ce n’est pas le bon numéro. Donc je marche. Vers la gauche d’abord, et les nom­bres dimin­u­ent. Vers la droite ensuite, et les nom­bres dimin­u­ent. Revenu sur le car­refour, là où le tram m’a déposé, je vise la plaque de rue: Fó ut. Au loin j’aperçois une épicerie. Deux ouvri­ers, l’un grand comme un pom­mi­er, l’autre qui lui arrive à la cein­ture. Ils parta­gent une bouteille de rouge. Dans mon meilleur hon­grois, je fais: “you know Lord Print?” Et je tends mon papi­er où il est écrit “Fó ut 42”. Le grand réflé­chit. Il dit: “ce sera à gauche”. Il dit: “fau­dra tra­vers­er”. Il dit: “à cinq cent mètres”. Il réflé­chit et dit, “plutôt à 450 mètres”. En effet, je trou­ve le 42. Le nom­bre est écrit à la pein­ture sur un corps de ferme muré. Soudain la porte cochère s’ou­vre. Je regarde dans la cour, c’est une cour avec des poules. Le type a ouvert pour sor­tir la voiture, une guim­barde de l’époque russe. Le type ne m’a pas vu, ou ne me voit pas, ou il est clame, très calme. Il va mon­ter dans la guim­barde, il monte… Avant que ne claque la por­tière, je lui mon­tre mon papi­er. Il réflé­chit et dit: “il sera là à 13 heures”. D’ac­cord, j’ai cinq min­utes d’a­vance. Le type sort sa voiture, referme la porte cochère de la mai­son. démarre. Je suis sur le trot­toir, devant la ferme murée. Le tram 14 passe. Il y a des oiseaux. Les ouvri­ers à la bouteille de rouge ont dis­paru. A treize heures une voiture se gare devant la ferme. Même guim­barde que celle qui l’a quit­té quelques min­utes plus tôt. Le type qui en sort n’a qu’un oeil. Il est flan­qué d’une jolie gamine blonde. Je lève la main. Il me remar­que. Je lui tends mon papi­er. Il prends, il lit, il me le rend. Il baille la porte cochère, me fait signe de pass­er. Les yeux rivés sur son télé­phone, la gamine passe la pre­mière. J’en­tre dans la cour, les poules coura­tent. Nous emprun­tons un couloir encom­bré de vielles machines à coudre Singer. Nous sommes dans une grange. Le vol­ume est occupé par une drôle d’im­p­ri­mante à bras qui ressem­ble à un poulpe ten­tac­u­laire. La gamine grimpe sur la table de tra­vail, elle se couche sur un morceau de car­ton. Il fait une chaleur à faire fon­dre un boeuf. Les gouttes qui per­lent de mon front s’écrasent sur le sol pous­siéreux. Je tends mon échan­til­lon de polyéthylène à l’homme mono-ocu­laire. Il le tord, le roule, l’ap­pré­cie. Cepen­dant je cherche dans la mémoire de mon télé­phone des images du cube et des images des let­tres imprimées sur les faces du cube. Le type regarde les clichés. Il ne hoche pas la tête, ne dit ni oui, ni non. J’es­saie de lu par­ler en anglais: il fait “non”. Alors il attrape le portable de sa fille. Aus­sitôt la gamine se met à taper des pieds sur le car­ton. Le type ne lui intime pas l’or­dre de se calmer, elle ne se clame pas. Les yeux brouil­lés de sueur je tape dans le tra­duc­teur Google: “il me faut des let­tres de 40 cen­timètres de hau­teur en jaune orange rouge”. la gamine sort un ven­ti­la­teur de son cartable, pour me nar­guer elle se ven­tile. Le père à l’oeil unique et moi, cha­cun à son tour, tapons sur le clavier minus­cule du télé­phone un deux trois mes­sages. Mon jeans change de couleur, il est imbibé de sueur. Le type empoigne l’échan­til­lon, cale un tamis dans l’un des bras de son poulpe, le badi­geonne de pein­ture blanche, ver­rouille le ten­tac­ule et imprime l’échan­til­lon. Je le remer­cie et j’écris sur le télé­phone vers lequel la gamine tends la main en implo­rant: “demain, quelqu’un vous don­nera des nou­velles en Hon­grois”. En guise de salut, je dis en français à la gamine ” pau­vre fille va!”, et je sors dans la cour, et je sors dans la rue, et je vais à l’épicerie, j’achète de l’eau, une bière un coca-cola puis désaltéré je frotte les let­tres blanch­es imprimées sur l’échan­til­lon de polyéthylène : un va-et-vient du pouce, elles sont effacées.